Par la rédaction
Le Nouvel Observateur (21/01/2016)
Il y a dix ans jour pour jour débutait le calvaire d’Ilan Halimi, enlevé et torturé parce que juif. Dans “24 Jours”, sa mère retraçait le calvaire de son fils. Extraits.
21 janvier 2006. Un samedi ordinaire pour la famille Halimi réunie chez une des soeurs d’Ilan. On l’a attendu en vain toute la journée.
“La nuit est tombée depuis un moment déjà. Le shabbat se termine. […] Je me trouve avec Noa dans sa chambre. Je lui raconte une dernière histoire avant de rentrer chez moi. Ses grands yeux me dévorent, avalent les paroles que je lui chuchote, quand, subitement, des hurlements atroces envahissent tout l’appartement.
Ce sont mes filles, elles poussent des cris comme je n’en ai jamais entendus auparavant, des cris d’épouvante, des cris si violents qu’on pourrait croire qu’on leur arrache le coeur. Le mien s’arrête. […] Alors je lâche l’enfant et je me précipite dans le salon. […] Et, dans cette panique, je réalise que mon fils n’est pas là. Je réalise qu’il est le seul à ne pas être là, le pire s’impose. Je pense Ilan s’est tué, Ilan a eu un accident de voiture, il est mort sur le coup. Quoi d’autre ? David s’avance vers moi, il prend mes mains dans les siennes. “Ilan a été enlevé.” Enlevé ? C’est absurde, mais, l’espace d’une seconde, je suis soulagée. Il est en vie et je le croyais mort.
(Une photo d’Ilan a été envoyée par e-mail par les kidnappeurs.)
Cette image d’Ilan tenu en joue, assis face à l’objectif devant un grand drap orange, les yeux et la bouche barrés de scotch, le nez ensanglanté, et “le Parisien” daté du jour posé sur ses genoux, je ne la verrai jamais. Mon gendre et mes filles refuseront de m’infliger ce supplice. Je découvrirai plus tard le message qui accompagnait ce cliché. […] Il disait textuellement :
‘Nous sommes possession deilan et sa vie est menacer de mort. nous reclamons 450 000 euros pour sa liberation en vie. La transaction est prevu pour 23.01.06 matin, j’attends votre reponse a partir de l adresse mer855@hotmail.fr sur l adresse expeditrice avant 19h30 et vous receverez la suite des instructions 22.1.06 avant 15h. Tout ce qui sera considerer comme une entraver a notre volonter ilan sera pris pour responsable direct. Si vous le desirer appelez 17’.”
Les proches du jeune homme se rendent à la police
“Les enquêteurs du 36 […] veulent comprendre pourquoi un jeune homme comme mon fils a été enlevé. Si les ravisseurs l’ont choisi, il y a forcément une raison. Mais laquelle ? Personne dans la famille n’a les moyens de payer 450.000 euros. Ilan est vendeur dans une boutique de téléphonie, il gagne 1.200 euros par mois. Ma fille aînée cherche du travail, la cadette est assistante dans une boîte de conseil, et mon gendre travaille dans une agence immobilière. Quant à moi, j’occupe un poste de secrétaire, et Didier, mon ex-mari, est commerçant. Nous n’avons pas vraiment le profil à être rançonnés. […] Le seul élément “intéressant” qu’ils relèvent, c’est que, en début de semaine, Ilan a fait la connaissance d’une charmante cliente sur son lieu de travail.
[…] L’appât dira qu’Ilan a poussé un “cri de fille”, mais elle ne s’en sera pas longtemps émue, puisqu’une fois sa “mission” terminée, à 1 heure du matin, un complice la reconduira tranquillement à Paris. […] Elle ira dîner en compagnie d’un jeune homme rencontré sur internet. Ils prendront cette nuit-là une chambre à l’hôtel, au Formule 1, qu’elle paiera avec l’argent gagné pour avoir entraîné Ilan dans un guet-apens. Et, comme pour finir en beauté une soirée réussie, ils feront l’amour et elle tombera enceinte.
A-t-elle pensé à Ilan en se réveillant ? A-t-elle pensé à son calvaire ? Au nôtre ? Moi, je pense à elle. Tout le temps. Sans arrêt. Je pense à cette fille qui a dragué mon fils en sachant qu’il allait être séquestré, dans mes rêves je la supplie, un simple coup de fil de sa part, même anonyme, et tout serait fini, je lui demande de regretter, d’avoir pitié, de me rendre mon enfant. Elle sera, trois semaines durant, mon espoir le plus vivace.”
Deuxième mail des ravisseurs
“Il dit : ‘rdv le 23.01.2006 a chatelet les halles devant k f c a 8h00 precise. il faut que vous ayez le telephone portable, un ordinateur portable relie a internet. Vous devez venir avec 10 personnes avec leur piece d identite au rdv Et je vous enverrez le reste des information pour la 1er partie de la rancon a cette heure ci.’
Le commandant de police comprend tout de suite ce qu’organisent les ravisseurs. S’ils exigent un ordinateur branché en wifi, c’est qu’ils envisagent très probablement une remise de rançon immatérielle, sous forme de virement, ce qui rendrait impossible l’issue traditionnelle dans ce genre d’affaire : l’échange d’une mallette remplie d’argent contre l’otage.
[…] À Bagneux, Ilan est en enfer. Maintenu ligoté depuis son enlèvement, il est nourri à la paille par ses geôliers. Ils lui donnent tout juste de quoi ne pas dépérir, des sachets de régime protéiné achetés en pharmacie, un sandwich ou des gâteaux lorsqu’ils y pensent et qu’ils veulent bien lui retirer son bâillon. Ils n’y ont pas pensé pendant trois jours. De temps en temps, ils le font fumer pour l’étourdir. “Pour avoir la paix” […]
Ils le giflent, ils lui tapent la tête, le dos, les jambes, ils le frappent du revers de la main ou avec le manche d’un balai. Ce balai, ils s’en serviront bientôt pour simuler une scène de sodomie et le photographier dans une position dégradante. Ils iront plus loin encore. Ils lui tailladeront le visage au cutter à la demande du chef qui souhaite nous adresser une photo “gore”. Oui, ils tailladeront son beau visage, ils le défigureront. L’autopsie révélera une incision de 6 à 7 centimètres sur sa joue gauche. […]
Outre les coups, les brimades, les sévices, les conditions dans lesquelles Ilan est détenu sont en soi une torture. Il fait zéro degré dehors, l’appartement n’est pas chauffé et ils l’ont entièrement déshabillé. Ils lui ont retiré son pull, son T-shirt, ses baskets, ses chaussettes, son jean, son caleçon. Pour ne pas lui enlever ses menottes, ils ont découpé son blouson de cuir avec des ciseaux d’écolier. Ilan dort à même le sol, sur le drap orange qui a servi de fond à la première photo que nous avons reçue de lui. Son visage est entièrement recouvert de scotch – “on aurait dit une momie”, avouera un des tortionnaires -, il ne peut ni voir ni parler, c’est à peine s’il peut respirer.
[…] La cruauté de ces monstres, nous en avons réellement pris conscience en découvrant la deuxième photographie d’Ilan. Elle nous est parvenue hier, mardi 24 janvier, pour nous prouver qu’il était toujours en vie. Ce cliché, comme le premier, le représente tenu en joue, mais, cette fois, il est entièrement nu. Et des ballons de couleur ainsi qu’un happy birthday “égaient” l’image. Les bourreaux s’amusent. Ils fêtent leur victoire. La victoire d’avoir capturé un juif, d’en disposer et de le massacrer gaiement. Ilan, mon trésor… leur trophée.
[…] Contrairement à ce que j’imaginais, il n’est pas détenu dans une maison d’un faubourg d’Abidjan, dans un pavillon isolé en rase campagne ou au troisième sous-sol d’un parking. Il se trouve dans un trois-pièces, au troisième étage d’une barre d’immeuble de la rue Serge-Prokofiev, à Bagneux dans les Hauts-de-Seine. Une barre d’immeuble de onze étages habitée par des centaines de personnes qui, chaque jour, empruntent l’ascenseur ou les escaliers et qui, de ce fait, pourraient en effet entendre Ilan. Mais personne n’entend rien.
[…] Combien étaient-ils au courant du calvaire enduré par Ilan ? Combien savaient qu’il était séquestré au troisième étage du 1, rue Serge-Prokofiev à Bagneux, puis dans une cave d’un immeuble voisin ? Combien savaient qu’on le torturait, qu’on le tuait à petit feu ? Combien connaissaient les acteurs de cette entreprise macabre ? […]
Ceux qui ont entendu un mot, une phrase, une vague histoire d’enlèvement et de séquestration, mais qui ont choisi de continuer leur chemin sans se retourner ? Pendant trois semaines, des dizaines et des dizaines d’individus ont mené leur petite vie bien tranquille tandis que mon fils se faisait massacrer. La barbarie a toujours un visage humain.”
Une semaine après l’enlèvement, l’incompréhension envers la méthode choisie par la police
“Elle ne veut alerter aucun média, elle refuse de diffuser les portraits-robots des deux appâts, elle nous demande de ne rien dire à personne et elle impose à Didier d’être intraitable. Cela fait maintenant une semaine, jour pour jour, qu’Ilan est séquestré et le ravisseur est en train de devenir fou, alors pourquoi ne change-t-elle pas de stratégie ? Parce qu’elle ne s’imagine pas un instant que le ravisseur tuera mon fils. Voilà la grosse erreur des enquêteurs. […]
Ils ont cru qu’ils avaient affaire à un de ces piliers du grand banditisme, doté d’expérience et d’une certaine morale, quand ils traitaient avec un vulgaire délinquant de cité sans foi ni loi. Ils ont imaginé que cette affaire était strictement crapuleuse, alors qu’elle était avant tout antisémite.
[…] On dit que les mères sentent tout, et ce fut ainsi que je l’ai vérifié. À 5 heures, ce matin du 13 février, Ilan était jeté dans un bois par son bourreau. Celui-ci aurait volontiers prolongé son calvaire, mais ses complices en avaient marre de jouer les geôliers. Ils avaient compris qu’ils ne toucheraient pas un sou, ils ne voulaient plus continuer.
Le chef, abandonné par ses lieutenants, n’avait donc pas d’autre choix que de se résigner. Il ordonna qu’on lave et qu’on tonde la tête de ce juif, justement parce qu’il était juif et qu’il devait finir comme tant d’autres juifs avant lui, lavé et tondu pour être conduit à la mort. Ses tortionnaires s’exécutèrent avec le même plaisir du devoir accompli que les barbares d’hier, ils rasèrent le crâne de mon fils avec des rasoirs jetables, et ses beaux cheveux noirs recouvrirent le sol de la cave, comme furent jadis sacrifiées les chevelures de six millions d’innocents.
Ilan fut transporté dans le coffre d’une voiture jusque dans un petit bois, tels ces juifs d’Europe de l’Est assassinés loin des villes par les Einzatgruppen. Il fut conduit dans le petit bois délimitant les communes de Sainte-Geneviève-des-Bois et de Villemoisson-sur-Orge. Le ravisseur avait choisi de le jeter là, tout nu dans cette nuit noire et glaciale, lorsqu’il s’aperçut qu’Ilan avait ôté le bandeau qui lui barrait la vue. Mon fils le regardait droit dans les yeux. Mon fils savait qu’il allait mourir, mais il le défiait pour lui signifier qu’il était un Homme.
Je suis un Homme, disait son regard, vous avez essayé de faire de moi un animal, mais vous avez échoué, je resterai un Homme jusqu’à mon dernier souffle. Il reçut plusieurs coups de couteau à la gorge et dans les flancs, mais aucun ne fut mortel. Alors le tortionnaire continua de s’acharner. Il l’aspergea d’essence, puis l’incendia. Ilan était juif, il devait partir en fumée.”