Depuis la fin du XIXe siècle, dans la plupart des pays occidentaux, le mot « antisémitisme », forgé en 1879 (Antisemitismus) par le publiciste socialiste Wilhelm Marr, est employé comme terme générique pour désigner l’ensemble des discours, des croyances, des pratiques et des formes institutionnelles qui, observables dans l’histoire, ont pour trait commun de manifester une hostilité à l’égard des Juifs, s’accompagnant chez leur ennemis (les « antisémites ») d’un désir de rejet ou d’exclusion les visant, voire d’une volonté d’élimination. Cette hostilité varie en intensité, en visibilité sociale et en acceptabilité idéologique. Elle est ordinairement, chez les acteurs individuels, mêlée de crainte ou de phobie, de haine ou de mépris. Elle se traduit par des discours comportant des accusations mensongères contre les Juifs, et colportant des rumeurs malveillantes ou des dénonciations calomnieuses les visant. Le mot « antijudaïsme » est employé plus particulièrement pour désigner le rejet des Juifs fondé sur des arguments théologico-religieux.
D’entrée de jeu, il convient de souligner le caractère mal formé du mot « antisémitisme », tributaire d’une vision raciale de l’histoire fondée sur la thèse de la lutte entre les « Sémites » et les « Aryens » (ou Indo-Européens), depuis longtemps abandonnée par les anthropologues, les historiens et les linguistes en Occident (Poliakov, 1977). Son emploi persistant est à l’origine de paradoxes et de confusions qui ont pour effet de faire obstacle à la recherche dans ce domaine et de brouiller le message de ceux qui veulent lutter contre le phénomène ainsi (mal) nommé. Stricto sensu, le mot « antisémitisme » signifie le rejet des Juifs fondé sur des arguments empruntés à une quelconque doctrine moderne de la race (qui les catégorise en tant que « Sémites »), à une forme de racialisme (théorie descriptive, évaluative et explicative) ou de racisme (théorie normative et prescriptive, incluant un programme politique). Dans cette perspective, qui est celle de l’histoire des idéologies politiques, on suppose que l’« antisémitisme » au sens strict du terme désigne une forme de racisme parmi d’autres, ou, plus précisément, un racisme spécifié par son objet ou sa cible (« les Juifs »). Par commodité, on dira qu’il s’agit là de l’antisémitisme proprement dit, tel qu’il est passé au politique, dans plusieurs pays européens, à partir des années 1880, avant de prendre le statut d’un vestige idéologique après la disparition du régime national-socialiste qui l’avait érigé en orientation fondamentale de sa politique. Avant l’apparition de l’antisémitisme proprement dit, et après sa marginalisation (au cours de la période post-nazie), des configurations antijuives (idéologiques et institutionnelles) ont existé, indépendamment de toute référence aux « Sémites » (comme catégorie raciale inventée au XIXe siècle) et au « sémitisme » (comme ensemble des traits mentaux et moraux attribués à la mythique « race sémitique »). Mais, dans l’usage ordinaire, le terme « antisémitisme » continue d’être employé dans un sens large, débordant les limites de la catégorie du « racisme dirigé contre les Juifs », ce qui l’érige en synonyme de « haine des Juifs » (Judenhass), supposée observable depuis l’apparition des Juifs dans l’Histoire, voire, pour les esprits naïfs ou très mal informés, en tous temps et en tous lieux (c’est la thèse de « l’éternel antisémitisme »). Toutes les formes contemporaines de violence antijuive, alors même qu’elles sont le plus souvent étrangères au racisme ou au racialisme, et qu’elles se réclament de plus en plus d’une vision ou d’une position « antiraciste », sont ordinairement identifiées comme des expressions de « l’antisémitisme ». Le terme ainsi mis à toutes les sauces risque de perdre toute signification précise. Telle est la définition populaire de l’« antisémitisme », qu’on peut considérer comme historiquement incorrecte et sémantiquement confuse, et source d’équivoques et de malentendus. Mais le pli lexical et sémantique a été pris. Et il est fort difficile de corriger les pratiques langagières, aussi critiquables soient-elles.
Soucieux de clarifier la question, certains auteurs contemporains utilisent le mot « judéophobie », moins connoté, en tant que terme générique : on peut identifier ainsi la judéophobie antique (Schäfer, 2003), qui visait à la fois le judaïsme-religion et la judaïcité-peuple, la judéophobie théologico-religieuse chrétienne, la judéophobie anti-religieuse des Lumières, la judéophobie anticapitaliste (révolutionnaire, socialiste), la judéophobie raciale et nationaliste (soit l’antisémitisme proprement dit) et la judéophobie post-antisémite contemporaine, structurée par l’antisionisme radical (Taguieff, 2002, 2008, 2011).
La judéophobie et ses figures historiques
À supposer qu’elle puisse être définie comme une forme spécifique de xénophobie, c’est-à-dire une haine mêlée de crainte à l’égard du peuple juif perçu comme peuple étranger et hostile, la judéophobie se caractérise, voire se singularise d’abord par sa permanence ou sa persistance dans l’Histoire, ce qui lui a valu d’être baptisée « la haine la plus longue » (Wistrich, 1991), ensuite par sa forte charge mythique, indissociable de ses sources théologico-religieuses chrétiennes, et corrélativement par son intensité (culminant dans la diabolisation) (Poliakov, 1973, 2006), enfin par l’universalité de sa diffusion, impliquant une capacité d’adaptation aux croyances particulières des cultures traversées (Taguieff, 2004a, 2008 ; Wistrich, 2010). Dans chaque configuration antijuive, on reconnaît à la fois des thèmes d’accusation invariants, des représentations stigmatisantes nouvelles et des reformulations de rumeurs ou de stéréotypes négatifs. La répétition des motifs antijuifs légués par la tradition n’exclut ni l’intégration de nouvelles accusations, ni la métamorphose des anciennes. D’où la multiplicité des formes historiques de la judéophobie, que nombre de spécialistes tendent cependant à réduire à l’identique, en privilégiant tel ou tel moment de l’histoire non linéaire des configurations antijuives, et en traitant ce dernier comme une base de réduction de tous les autres.
Le premier paradoxe que rencontre le chercheur est le suivant : ceux qui professent explicitement une hostilité haineuse à l’égard des Juifs accusent ces derniers de haine à l’égard du genre humain. Cette accusation est l’une des plus anciennes, puisqu’on la rencontre dans la judéophobie antique, pré-chrétienne. Elle constitue en même temps l’un des modes de rationalisation les plus anciens de la judéophobie, qui n’a jamais cessé de fonctionner dans les discours antijuifs. Si les Juifs sont objet de haine, affirment d’une façon récurrente les ennemis des Juifs, c’est parce qu’ils sont des sujets collectivement porteurs de haine et de mépris à l’égard des autres peuples. La haine pour l’étranger (xénophobie, misoxénie) est ainsi érigée en attribut essentiel et principal du peuple juif, quelle que soit la définition qu’on donne de celui-ci (religieuse ou culturelle, nationale ou ethnique, raciale). Les antijuifs racistes n’ont pas manqué, au XXe siècle, de réactiver cette vieille accusation de « haine du genre humain », en la transformant en accusation de « racisme ». Ainsi, dans Bagatelles pour un massacre (Paris, Denoël, 1937, p. 72), Céline lance-t-il : « Mais c’est contre le racisme juif que je me révolte (…) ! » Dans la période post-nazie, les accusations de « racisme » ont visé plus spécifiquement Israël ou « le sionisme », dans le cadre de qu’on a appelé « le nouvel antisémitisme » (Lewis, 1987, pp. 310-340) ou « la nouvelle judéophobie » (Taguieff, 2002 ; 2008, pp. 353-424). Les amalgames polémiques « antisionistes » consistent à assimiler le « sionisme » à « une forme de racisme », et l’État d’Israël à un État raciste, sur le modèle du Troisième Reich ou du régime d’apartheid de l’ancienne Afrique du Sud. L’instrumentalisation de l’antiracisme contre Israël, les « sionistes » et les Juifs est l’un des principaux traits de la nouvelle configuration antijuive. Il fait couple avec la diabolisation du « sionisme » comme puissance occulte mondiale, accusée de dominer, opprimer et exploiter tous les autres peuples. Ce « sionisme mondial » est bien entendu une pure construction mythique, une chimère. Il est le nom de l’ennemi absolu, en même temps que l’incarnation de la « causalité diabolique » (Poliakov, 2006). La diabolisation des « sionistes » implique donc leur nazification. C’est là le cœur de l’antisionisme radical.
Les grands mythes antijuifs observables dans l’histoire universelle peuvent être réduits à six (Taguieff, 2008, pp. 247-350), qu’on peut énumérer dans l’ordre chronologique approximatif de leurs apparitions respectives : 1° la « haine du genre humain », soit l’accusation de misoxénie ou de xénophobie généralisée, ou encore de « séparatisme » et d’« exclusivisme » ; 2° le meurtre et le cannibalisme rituels, impliquant une cruauté de groupe ou une disposition au meurtre des non-Juifs (en particulier des enfants) comme trait culturel invariant, disposition censée être inculquée et légitimée, pour les accusateurs chrétiens à partir du XIIIe siècle, par l’étude du Talmud ; 3° le déicide, ou les Juifs accusés d’être à la fois les « meurtriers du Christ » et les fils du diable, ce qui ouvre la voie à leur diabolisation ; 4° la perfidie, l’usure et la spéculation financière (qui sera symbolisée par Rothschild dès le début du XIXe siècle), impliquant l’attribution aux Juifs d’une pulsion d’exploitation et l’usage du stéréotype négatif majeur des antijuifs modernes : celui du « parasite » (ou du « parasitisme social ») ; 5° la tendance à conspirer, à fomenter des complots motivés par la volonté de dominer, d’exploiter et de nuire, jusqu’à organiser un mégacomplot en vue de la domination du monde (thème véhiculé notamment par deux faux célèbres : le « Discours du Rabbin » et les Protocoles des Sages de Sion), accusation reformulée au XXe siècle par celle d’« impérialisme » (Taguieff, 2004b, 2006) ; 6° le racisme (en tant qu’idée d’une supériorité raciale censée dériver de l’élection divine), représentant une réinterprétation, apparue au cours du XXe siècle, de l’antique accusation de xénophobie et d’exclusivisme, ou, selon un terme contestable dans cet emploi, de « misanthropie ».
Violences antijuives et modes de rationalisation
Ce qu’il est convenu d’appeler d’une façon générale l’« antisémitisme » – improprement – ou la « judéophobie » pourrait être défini simplement, du point de vue des victimes, comme l’ensemble des violences subies par les Juifs dans l’Histoire. Des violences physiques comme des violences symboliques. Mais l’existence de victimes juives implique celle de leurs agresseurs ou de leurs « bourreaux », dont les motivations et les actes peuvent être qualifiés, toujours aussi improprement, d’« antisémites » – car ce ne sont pas « les Sémites » qui sont visés par les « antisémites », mais bien « les Juifs ». Les acteurs « antisémites » se caractérisent par ce qu’ils croient, ce qu’ils perçoivent et ce qu’ils font. Tous ne sont pas des antijuifs sincères, adhérant sans réserve aux thèses qu’ils diffusent. Certains d’entre eux sont des stratèges cyniques, usant de l’antisémitisme comme d’un outil pour parvenir à leurs fins ou pour réaliser les objectifs d’un groupe. Ces stratèges peuvent utiliser les services de faussaires ou être eux-mêmes des faussaires (en fabriquant des faux, comme les Protocoles des Sages de Sion, ou en lançant des rumeurs malveillantes). Parmi eux, il convient de distinguer entre les entrepreneurs (ou les prescripteurs) et les suiveurs. Les uns et les autres se caractérisent par leur offre idéologique comportant des thèmes antijuifs adaptés au contexte. Tous peuvent être considérés comme des propagandistes. Les consommateurs d’antisémitisme ne sont pas nécessairement des diffuseurs. Leur « antisémitisme » est identifiable à plusieurs niveaux : ceux, respectivement, des préjugés et des stéréotypes, des pratiques ou des conduites (individuelles ou collectives), des fonctionnements institutionnels, des modes de pensée, des idéologies ou des visions du monde. Aussi faut-il inclure dans l’extension du terme « antisémitisme », ou plus exactement dans celle du terme « judéophobie », les attitudes (opinions et croyances) et les comportements des divers responsables des actes de violence visant spécifiquement le peuple juif : concepteurs, décideurs, organisateurs, exécuteurs. Sans oublier les témoins, qui peuvent se rendre complices des acteurs antijuifs, par complaisance ou indifférence.
Ces violences sont polymorphes, et leur intensité varie : elles vont des menaces et des injures aux attaques meurtrières, en passant par divers modes d’exclusion sociale. Elles mêlent donc l’agression physique, la ségrégation, le traitement discriminatoire et la stigmatisation – c’est-à-dire l’exclusion symbolique : entre l’injure et la menace. Dans les multiples formes de mise à l’écart visant les Juifs, la violence physique, la coercition sociale et la violence symbolique entrent en composition selon des proportions variables. On peut ainsi ordonner les diverses manières de faire violence aux Juifs selon leur radicalité croissante : stigmatisation permanente, conversion (ou assimilation) forcée, discrimination (inégalités de traitement), ségrégation (mise à l’écart, séparation contrainte), expulsion de masse, agression physique (pogrome, acte terroriste), extermination de masse (judéocide nazi, ou Shoah). Les menaces et les injures, fondées sur des préjugés et des stéréotypes (les Juifs sont « cupides », « rapaces », dotés d’un « esprit de clan », d’un « esprit subversif » ou « dissolvant », etc.), des thèmes d’accusation et des rumeurs malveillantes, accompagnent chacun de ces moments de la violence antijuive. Il en va de même pour les théorisations de ces violences, les grands récits antijuifs : ces derniers, longtemps structurés par des représentations d’ordre théologique (les Juifs « déicides », meurtriers rituels, profanateurs), ont pris dans la période moderne la forme de constructions idéologiques ou de visions du monde centrées sur un certain nombre d’accusations (parasitisme social, cosmopolitisme ou nomadisme, conspiration pour la domination du monde), qui ont commencé à jouer un rôle politique significatif durant les deux dernières décennies du XIXe siècle.
La double fonction de ces grands récits est de légitimer les violences antijuives par différentes formes de rationalisation (théologique, politique, « scientifique ») tout en mobilisant les masses contre les Juifs, donc en entretenant ou en stimulant leur haine ou leur crainte à l’égard de ce peuple jugé à la fois « étranger » par nature (inconvertible, « inassimilable ») et intrinsèquement hostile et corrupteur (« fils du Diable », « bête de proie », « ferment de décomposition »). On retrouve ainsi, interprétée d’une façon variable selon les contextes sociohistoriques, l’une des plus anciennes accusations visant les Juifs, présente dans le monde antique : l’accusation de « haine du genre humain ». Interprétée dans l’Antiquité comme expression d’un exclusivisme ou d’un séparatisme déplorables, puis d’une « xénophobie » ou d’un ethnocentrisme propre au peuple juif (« ils se tiennent entre eux », « ils nous méprisent et nous haïssent »), s’accompagnant d’une volonté de « domination » (« l’impérialisme juif »), la « haine du genre humain » sera mise au goût du jour par la propagande « antisioniste » durant le dernier tiers du XXe siècle, lorsque « le sionisme » sera condamné comme une « forme de racisme et de discrimination raciale », selon la formule de la Résolution 3370 adoptée le 10 novembre 1975 par l’Assemblée générale de l’ONU, qui sera abrogée cependant le 16 décembre 1991 (Taguieff, 2010, p. 156-157). C’est au nom de l’antiracisme que s’opère désormais la diabolisation des Juifs en tant que « sionistes ». Le stéréotype du « Juif raciste » est venu s’ajouter au stock des stéréotypes antijuifs disponibles.
Dans l’histoire des idéologies antijuives en Europe, les rationalisations théologico-religieuses ont été dominantes du IVe siècle ap. J.-C. au « siècle des Lumières », moment où les rationalisations naturalistes, se réclamant du savoir scientifique, commencèrent à jouer un rôle important qui, au cours du XIXe siècle positiviste et scientiste, deviendra majeur. Mais le « siècle du Progrès » fut aussi celui de l’émancipation des Juifs, dans un contexte où triomphait le principe nationaliste, impliquant l’imposition de la norme d’homogénéité aux populations nationales, donc l’éradication des « particularismes ». Ce qui a placé les Juifs devant une alternative tragique : cesser d’être juifs en se fondant sans réserve dans la nation d’accueil (logique de l’assimilation totale ou de la « départicularisation » radicale) ou quitter le territoire national (émigration forcée) – sauf à accepter la discrimination, la stigmatisation et l’exclusion sociale.
En outre, du fait que s’affirmait, parallèlement à l’installation des normes nationalistes, le principe raciste qui transformait le peuple juif en une « race » inassimilable et dangereuse, les Juifs furent enfermés dans un double bind : ils ne pouvaient satisfaire en même temps l’exigence nationaliste d’assimilation et l’exigence raciste de séparation/expulsion, ils ne pouvaient répondre aux impératifs contradictoires d’assimilation et d’émigration. Face à la « question juive » ainsi posée, un certain nombre de Juifs d’Europe ont cru trouver dans le nationalisme juif, le sionisme, une « solution » permettant d’échapper à l’alternative de l’assimilation et de l’expulsion (ou de la ségrégation-discrimination). Mais, par un paradoxe tragique, lorsque le projet sioniste prit corps et que l’État d’Israël fut créé, la plupart des vieilles accusations antijuives réapparurent sous de nouvelles formes. Au cœur du grand récit « antisioniste », on rencontre une représentation polémique ordinairement désignée par l’oxymore « sionisme mondial ». On reprochait contradictoirement aux Juifs d’être trop « communautaires » et trop « nomades », trop « séparés » et trop « cosmopolites » ou « mélangés ». Et, simultanément, d’être trop secrets et trop visibles (voire ostentatoires). Le discours « antisioniste » réunit les griefs contradictoires en stigmatisant le « sionisme mondial » : aux Juifs qui sont dits ou se disent « sionistes », il est désormais reproché d’être nationalistes et « mondialisés » (on disait naguère « internationalistes » ou « cosmopolites »), ce qui nourrit l’accusation de « double allégeance » visant les Juifs de la Diaspora. Dans cette vision de style paranoïaque, Israël est perçu comme la face visible de l’iceberg. Il s’agit là d’une réinterprétation diabolisante de l’État juif qui, construit en vue de « normaliser » politiquement l’existence juive, est transformé par les antisionistes radicaux en ennemi absolu. Dans la propagande « antisioniste », le « sionisme » est ainsi fantasmé comme une puissance mondiale d’autant plus redoutable qu’elle serait largement occulte, nouvelle incarnation du « péril juif ». Porté par la propagande propalestinienne et l’endoctrinement islamiste, le conspirationnisme antijuif est devenu l’une des idéologies politiques, de facture mythologique, les plus répandues en ce début du XXIe siècle.
Conclusion
Dans l’histoire des formes de judéophobie au XXe siècle, le phénomène majeur, après l’épisode nazi, aura été l’islamisation du discours antijuif (Wistrich, 2002 et 2010 ; Taguieff, 2002 et 2008 ; Rubenstein, 2010). Cette islamisation ne se réduit pas à l’invocation de versets du Coran ou de certains hâdiths. Elle consiste à ériger, explicitement ou non, le jihad contre les Juifs en sixième obligation religieuse que doit respecter tout musulman. Tel est l’aboutissement de la réinterprétation doctrinale de l’islam commencée dans les années 1930 par Hassan al-Banna (1906-1949) et les idéologues des Frères musulmans ainsi que par le « Grand Mufti » de Jérusalem Haj Amin al-Husseini (1895-1974), leader arabo-musulman ayant déclaré la guerre aux Juifs dès les années 1920, avant de s’installer à Berlin durant la Seconde Guerre mondiale, pour collaborer notamment à la propagande antijuive à destination du monde musulman, après sa rencontre avec Hitler le 28 novembre 1941 (Küntzel, 2009 ; Cüppers & Mallmann, 2009 ; Herf, 2012).
Du fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna, à Sayyid Qutb (1906-1966), qu’on peut considérer comme son plus prestigieux continuateur, la politisation de l’islam s’est opérée selon deux voies corrélatives : d’une part, la jihadisation du système des devoirs religieux, impliquant de conférer à la « mort en martyr » le statut d’un idéal existentiel suprême, et, d’autre part, la désignation des Juifs comme incarnation de l’ennemi absolu, dont le « sionisme » et Israël sont devenus les visages diabolisés. Dans le premier volume de ses commentaires du Coran, Qutb justifie l’appel au jihad contre les Juifs comme une réaction de légitime défense : « La guerre que, dès les premiers jours, les Juifs ont menée contre l’Islam et les musulmans n’a cessé de faire rage jusqu’aujourd’hui. Sa forme et son apparence ont pu changer, mais sa nature et ses moyens sont restés les mêmes. »
Les héritiers des « pères fondateurs » de cette islamisation de la cause antijuive, longtemps restée au stade du projet idéologique, sont passés à l’action au cours des trois dernières décennies du XXe siècle, puis au début du XXIe. Ces héritiers sont les groupes islamistes radicaux pratiquant le terrorisme, donc le meurtre de civils, pour lutter contre leurs ennemis, au premier rang desquels ils placent les Juifs. Des dirigeants d’Al-Qaida à ceux du Hamas, du Jihad islamique ou du Hezbollah libano-iranien, tous se sont engagés dans une guerre totale contre les Juifs, impliquant le recours aux attentats-suicides commis par des « bombes humaines », assassins que les chefs islamistes glorifient en tant que « martyrs ». Dans le monde judéo-chrétien satanisé par les islamistes et leurs alliés comme camp des « judéo-croisés » ou des « américano-sionistes », les Juifs représentent à la fois une avant-garde visible (Israël) et une puissance manipulatrice occulte, les « maîtres du monde », qui, dit-on, « dirigent l’Amérique », voire la « politique mondiale ». L’ennemi absolu de l’internationale islamiste, ce sont donc les « judéo-croisés », placés devant l’alternative : la conversion ou la mort. Certains proposent une troisième voie : l’assujettissement, en tant que dhimmis. Les « ennemis de l’Islam » peuvent être tolérés s’ils acceptent la soumission à l’ordre islamique, utopiquement imaginé sur le modèle d’un califat rétabli (Bat Ye’or, 2010).
Cette transformation dans la judéophobie a des conséquences pratiques : elle fournit au terrorisme antijuif un puissant mode de légitimation. Mais elle rend aussi possible et acceptable, voire souhaitable, la destruction de l’État juif, dénoncé comme l’État en trop (Taguieff, 2008). Car, face à la nouvelle figure supposée du Mal absolu, Israël, seule s’impose la logique de l’éradication totale (Taguieff, 2010). Dans la nouvelle judéophobie mondialisée, le slogan « Mort à Israël ! » a remplacé le slogan « Mort aux Juifs ! ».
Ouvrages cités
BAT YE’OR, L’Europe et le spectre du califat, St-Victor-de-Mor, Les provinciales, 2010.
CÜPPERS M. & MALLMANN K.-M., Croissant fertile et croix gammée. Le Troisième Reich, les Arabes et la Palestine (2006), trad. fr. B. Fontaine, Lagrasse, Éditions Verdier, 2009.
HERF J., Hitler, la propagande et le monde arabe (2009), trad. fr. P.-E. Dauzat, Paris, Mémorial de la Shoah/Calmann-Lévy, 2012.
KÜNTZEL M., Jihad et haine des Juifs. Le lien troublant entre islamisme et nazisme à la racine du terrorisme international (2007), trad. fr. C. Brahy, Paris, Éditions de l’Œuvre, 2009.
LEWIS B., Sémites et antisémites (1986), trad. fr. J. Carnaud et J. Lahana, Paris, Fayard, 1987.
POLIAKOV L., Les Juifs et notre histoire, Paris, Flammarion, 1973 ; Histoire de l’antisémitisme, t. IV : L’Europe suicidaire 1870-1933, Paris, Calmann-Lévy, 1977 ; La Causalité diabolique (1980, 1985), Paris, Mémorial de la Shoah/Calmann-Lévy, 2006.
RUBENSTEIN R. L., Jihad et génocide nucléaire (2010), trad. fr. G. Chaufour, St-Victor-de-Mor, Les provinciales, 2010.
SCHÄFER P., Judéophobie. Attitudes à l’égard des Juifs dans le monde antique (1997), trad. fr. É. Gourévitch, Paris, Les Éditions du Cerf, 2003.
TAGUIEFF P.-A., La Nouvelle Judéophobie, Paris, Mille et une nuits, 2002 ; Prêcheurs de haine. Traversée de la judéophobie planétaire, Paris, Mille et une nuits, 2004a ; Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux (1992), nvelle éd. refondue, Paris, Berg International/Fayard, 2004b ; L’Imaginaire du complot mondial, Paris, Mille et une nuits, 2006 ; La Judéophobie des Modernes, Paris, Odile Jacob, 2008 ; La Nouvelle Propagande antijuive, Paris, PUF, 2010 ; Israël et la question juive, St-Victor-de-Mor, Les provinciales, 2011.
WISTRICH R. S., Antisemitism : The Longest Hatred, Londres, Thames Methuen, 1991 ; Muslim Anti-Semitism : A Clear and Present Danger, New York, The American Jewish Committee, 2002 ; A Lethal Obsession, New York, Random House, 2010.